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La plus cruelle des injustices
Tu as une belle gueule, tu dois plaire aux femmes : cela est injuste !
En agressant ainsi Jean-Louis Trintignant dans le film La Course du lièvre à travers les champs (Clément, 1972), Aldo Ray exprime l’injustice la plus profonde qui soit : les hommes ne sont pas égaux devant l’amour. Les plus riches ou les plus célèbres seront adulés par les femmes les plus belles et les top models les plus en vue auront une cour de prétendants à leurs pieds, tandis que beaucoup d’autres resteront seuls, rejetés dans une solitude éternelle. Certains se marieront et auront une longue vie heureuse avec beaucoup d’enfants, tandis que les autres finiront abandonnés, victimes d’une impressionnante série d’échecs affectifs. Pourquoi cette injustice ? Comment y remédier ? Comment augmenter ses propres chances ? Comment battre les autres ?
Dans le film de René Clément, Aldo Ray est un ancien boxeur sur le retour, un peu usé. Pour écraser son adversaire, il va utiliser l’arme qu’il maîtrise le mieux : ses poings. Hélas, Trintignant le bat : même sur ce qui aurait dû imposer sa dominance, il se retrouve dominé, c’est la fin de tout. Trintignant est un fuyard condamné qui échoue dans une bande de voleurs, alors en pleine préparation d’un coup mal engagé, qu’il ne pourra que suivre. Bien sûr, pour les deux femmes présentes, qui ne connaissent pas sa fuite, Trintignant est l’étranger, Trintignant est la porte de sortie, la reprise de contrôle et elles se battront pour le conquérir ; lui aimerait bien mais ne peut pas. Le thème principal du film est cette progressive perte de contrôle d’hommes et de femmes sur leurs environnements, sur leurs vies. Bien sûr, tous et toutes essaient quelques bravades, mais, finalement, les seules véritablement grandioses ne seront que celles qui signeront leurs suicides.
Au niveau commercial comme au niveau artistique, ce film a été un très grand succès : le scénario de polar y est un formidable support pour une histoire profondément humaine. Les conflits déséquilibrés qui marquent les femmes entre elles et les hommes entre eux, ces pertes de contrôle que tous subissent et le désastre final qui en résulte, et même les quelques bravades qui les élèvent au rang de héros correspondent effectivement à la réalité, celle de tous les jours, celle que nous vivons tous, plus ou moins bien. Ils auraient pu vivre une vie un peu différente, beaucoup d’autres vivent une autre vie, mais celle-ci est la leur et elle finit mal. Pourquoi ?
De nombreux livres se sont attaqués à cette inégalité. Pour mieux séduire, on trouve des guides pratiques qui expliquent aux hommes ce que sont les femmes et aux femmes ce que sont les hommes, à un niveau plus général, on trouve de nombreux guides de leadership, de manipulation, ou même de méditation : les librairies sont remplies de livre de self-help. Tous affirment généralement qu’il suffit d’apprendre quelque chose, une technique ou une attitude, ou encore de résoudre ses problèmes d’enfance pour se transformer en gagnant. Ils postulent que tout le monde naît égal, avec le même potentiel de départ et que c’est l’environnement qui fait de nous ce que nous sommes, avec nos échecs et nos fiascos. Pour certains, changer l’environnement ne serait même pas nécessaire : il suffirait seulement de modifier la façon dont nous le ressentons pour tout d’un coup renaître ("insight") et rejoindre les meilleurs. Pourtant, même après des années de thérapie, même après tous les cours de manipulation mentale au monde, beaucoup resteront frustrés, seuls et sans pouvoir. Pourquoi ?
Le sujet de ce livre est d’apporter des éléments de réponse à cette question toute simple : *pourquoi les hommes ne naissent pas égaux**. Pour ce faire, il présente les travaux d’une nouvelle discipline qui commence à faire parler d’elle : la psychologie évolutionniste ("évopsy"). Il s’agit donc ici de vulgarisation, de présentation synthétique des principes et résultats d’une science.
L’évopsy est apparue à la fin des années 1980 grâce aux travaux de Leda Cosmides, John Tooby et Jérôme Barkow. Elle s’appuie sur les travaux de la sociobiologie et sa tradition remonte directement à Charles Darwin qui écrivait dès la première édition de L’origine des espèces (1859) :
J’entrevois dans un avenir éloigné des routes ouvertes à des recherches encore plus importantes. La psychologie sera solidement établie sur une nouvelle base, c’est-à-dire sur l’acquisition nécessairement graduelle de toutes les facultés et de toutes les aptitudes mentales, ce qui jettera une vive lumière sur l’origine de l’homme et sur son histoire.
Cette prédiction a mis en fait plus de cent ans à se réaliser. Si tout au long du XXe siècle de nombreux chercheurs utiliseront l’évolutionnisme pour approcher le comportement des animaux (Konrad Lorentz sera l’un des plus médiatisés), ceux qui oseront en faire de même avec l’humain resteront inconnus. Le Singe Nu de Desmond Morris en 1967 sera le premier livre grand public sur le sujet et ce n’est qu’en 1975 qu’Edward O. Wilson relancera véritablement le débat au niveau scientifique avec son livre Sociobiology : A new Synthesis. Le retentissement sera énorme : Wilson sera le premier scientifique américain à être physiquement agressé lors d’une présentation de ses travaux, son discours sera aussitôt dénoncé par la gauche et exploité par l’extrême droite et beaucoup de chercheurs verront leurs carrières brisées pour avoir affirmé leur accord avec la sociobiologie (voir par exemple : Wilson, 1995). Mais toute cette guerre de religion (en réalité politique) n’a pas remis en cause la validité scientifique de l’approche et à la fin des années 1980, le besoin s’est fait sentir de la faire évoluer et connaître. Ce seront Cosmides, Tooby et Barkow qui apporteront les évolutions les plus marquantes à la sociobiologie et surtout la renommeront afin que l’image politique soit abandonnée. L’évopsy est véritablement l’héritière directe de la sociobiologie, à tel point qu’on a pu la définir au choix comme son application à l’humain ou comme sa version politiquement correcte, expurgée.
Les deux approches s’inscrivent dans l’étude darwinienne du comportement humain : c’est la sélection naturelle et la sélection sexuelle qui ont construit notre cerveau au fil des générations, comme elles ont construit notre corps. L’évopsy apporte cependant deux éléments nouveaux à la sociobiologie : elle postule que le cerveau est constitué de modules plus ou moins indépendants (des processeurs spécialisés) et que la sélection s’est principalement opérée à une époque qui était différente de celle où nous vivons (qu’on appelle EEA* : Environment of Evolutionary Adaptedness), en d’autres termes que notre cerveau a été optimisé pour un monde qui n’existe plus.
La psychologie évolutionniste est une approche multidimensionnelle, qui identifie les caractéristiques historiques, de développement, de culture et de situation qui ont formé la psychologie humaine et qui l’orientent aujourd’hui.
David Buss (1994, p. 20)
L’évopsy est une science multidisciplinaire qui rassemble des anthropologues, des éthologues, des biologistes, des psychologues, des sociologues, etc. : en fait, elle occupe des milliers de chercheurs à travers le monde. Ses succès sont reconnus : elle est maintenant en mesure d’expliquer simplement et précisément un grand nombre de comportements humains et de faire des prédictions efficaces. Ses applications bouleversent toutes les disciplines touchant aux sciences humaines, du marketing à la politique, de l’enseignement à l’art de la guerre. Ses découvertes sont tellement importantes et transforment tellement notre vision de nous-mêmes que la psychologie évolutionniste devrait être enseignée dans toutes les écoles. Ce n’est évidemment pas encore le cas.
Aujourd’hui, quiconque voudrait s’intéresser à cette science pour mieux comprendre le monde (ou l’appliquer à son avantage) devrait lire de nombreux ouvrages, certains de génétique, et d’autres de psychologie. Il lui faudrait aussi maîtriser l’anglais pour s’inscrire à plusieurs listes de diffusion Internet sur le sujet et lire dans le texte les articles scientifiques : il n’existe quasiment rien en français. Tout cela l’intéressera certainement beaucoup, mais lui paraîtra beaucoup trop long s’il a d’autres sources d’intérêt et ne souhaite pas s’y spécialiser.
Aussi ce livre s’adresse à tous ceux qui ont intérêt à comprendre les bases de la psychologie évolutionniste, qu’ils soient étudiants (en sciences humaines ou en gestion) ou tout simplementhonnêtes hommes. Il est construit pour être pédagogique et il est conseillé de le lire dans l’ordre : beaucoup de notions exploitées dans les derniers chapitres proviennent d’explications des pages précédentes, et vouloir bouleverser cette progression risque de mener à des incompréhensions.
La suite de ce chapitre commencera par s’attaquer aux mythes qu’on nous enseigne encore : l’idée fausse que les hommes et les femmes sont identiques et l’incroyable tromperie qu’est la psychanalyse. Par la suite, nous expliciterons les concepts fondamentaux des théories évolutionnistes et notamment l’influence des gènes sur notre comportement, pour préciser comment nous sommes programmés dans nos choix amoureux. Nous nous intéresserons ensuite à l’impact de la société, avant de revenir plus profondément sur les rapports entre les sexes et étudier comment nous pouvons optimiser ce jeu que nous n’avons pas choisi, dans lequel la nature nous a jeté. Enfin, l’évopsy sera resituée dans un contexte plus large, par la présentation des "sujets qui fâchent" et des principales interrogations qu’elle a à affronter.
L’évopsy est une science extrêmement féminine : de Leda Cosmides à Sarah Blaffer Hrdy, ce sont des femmes qui l’ont construite. Pour ma part, je suis un homme et cela se sentira certainement dans le style : il me faut bien assumer mes biais. Le lecteur aura peut-être intérêt à garder à l’esprit cette orientation : si je m’inscrivais dans la guerre des sexes, je me placerais évidemment du côté des hommes, j’aimerais pouvoir leur promettre un accès facilité aux représentantes de l’autre sexe. Mais je suis aussi en compétition avec ces mêmes hommes, alors j’espère que beaucoup de femmes liront ce livre, pour apprendre comment résister à ceux qui se débrouilleront mieux que moi !
Note : Les références entre parenthèses renvoient aux sources, qui comprennent également la présentation des principaux auteurs cités. Les mots suivis d’une astérisque () sont expliqués dans le glossaire, en annexes.*