Contenu
Présentation
Cette interview a été réalisée par courriel : j’ai envoyé mes questions le 1° novembre 2004, et ai reçu les réponses le lendemain 2 novembre. Comme on s’en doute, Charles Murray est très souvent sollicité, aussi je tiens à le remercier d’avoir bien voulu prendre le temps de répondre. Il s’agit à ma connaissance de sa première interview publiée en français : j’espère qu’elle aidera à donner une vision du livre plus valide que celle systématiquement propagée en France.
Charles Murray est le chercheur en sciences politiques le plus célèbre des USA. D’orientation Minarchiste [1], il est le W. H. Brady Fellow for Culture and Freedom du American Enterprise Institute, think-tank d’importance internationale. En collaboration avec le professeur en psychologie Richard Herrnstein [2], il avait publié en 1994 le célébrissime "The Bell Curve : Intelligence and Class Structure in American life" ( TBC ) [3] qui fête ses dix ans cette année et est le sujet de cette interview. A sa sortie, TBC avait provoqué une controverse extrêmement virulente, et le livre et ses auteurs ont subis des accusations de "pseudoscience", "racisme", etc. En fait, il est apparu que de très nombreux critiques n’avaient pas lu le livre, et que sa thèse n’a rien à voir avec ce qui a été proclamé partout. C’est pourquoi la première question de cette interview est un recadrage du contenu du livre.
En 2003, Charles Murray a publié "Human accomplishment" [4] qui étudie quantitativement l’apport culturel et civilisationnel de toute l’histoire de l’humanité jusqu’ à 1950, ce qu’il appelle le "CV de l’humanité" : un livre fascinant. A noter que Charles Murray annonce dans cette interview en préparer une suite.
Vous trouverez ci-après ma traduction en français de l’interview, et la version originale anglophone : dans les deux cas il s’agit de l’interview intégrale, non éditée. Les mises en italiques sont de moi. Le "Non ?" suivi d’une * était en français dans le mail original.
Par convention "The Bell Curve : Intelligence and Class Structure in American life" est désigné par ses initiales TBC .
Droits de reproduction : Toute reproduction complète ou partielle, sous quelque forme que ce soit, est formellement interdite, sauf pour citation, qui doit être correctement référencée, avec notamment les indications de la date de l’interview et de l’URL de cette page.
Traduction en français
Philippe Gouillou : Pour les lecteurs français qui n’ont pas lu TBC (jamais traduit) mais ont entendu énormément de critiques à son encontre (les mêmes qu’aux USA), comment le résumeriez-vous en quelques lignes ? Quel est son sujet principal ? Quel est son apport principal ?
Charles Murray : Le sujet du livre est précisé par son sous-titre : "Intelligence et structure des classes dans la vie américaine". La thèse de TBC est qu’au cours du XX° siècle, le QI est devenu un facteur beaucoup plus déterminant du succés économique et social. Une des conséquences principales de cette évolution a été le développement de ce que nous appelons "l’élite cognitive" — des gens qui s’associent principalement entre eux, qui dès l’école s’éloignent du contact social avec la plus grande partie du reste de la société, et qui contrôlent de plus en plus la vie de la société. Nous y discutons aussi des nombreux domaines où il est maintenant plus difficile d’être une personne à bas QI — en partie parce que la force physique n’offre plus la même valeur sur le marché du travail, mais aussi parce que l’élite cognitive a créé un monde extrêmement complexe, naturel pour eux, mais où il est très difficile de vivre si vous n’êtes pas très intelligent. Les approches sophistiquées de l’éthique situationnelle que l’élite cognitive trouvent si attirantes en sont un exemple. Il est beaucoup plus facile pour quelqu’un à faible intelligence de vivre une vie morale dans une société qui est fondée sur "Tu ne voleras pas" que dans une fondée sur "Tu ne voleras pas sauf si tu as une vraiment bonne raison". Les élites cognitives méprisent le simple et adorent le complexe (regardez le style de la prose des intellectuels français par exemple).
TBC n’apporte aucune découverte originale, même si les analyses de la deuxième partie, fondées sur la National Longitudinal Study of Youth, complémentent de façon importante d’autres travaux. La vérité, ironique, est que TBC est extrêmement prudent au niveau scientifique, en ne présentant que des conclusions qui s’inscrivent précisément dans l’approche dominante de beaucoup d’autres travaux empiriques. L’idée que TBC présenterait des points de vues radicaux est risible. On m’a rapporté qu’un éditeur d’une des plus importantes revues scientifiques américaines sur l’intelligence a confié à un ami, peu après la sortie du livre : "J’en suis à la page 500, et j’attends toujours d’apprendre quelque chose de nouveau".
PG : J’ai pu lire deux approches contradictoires quant à l’impact de TBC : certains pensent que TBC a ouvert un nouvel axe de recherches, et que l’importance du QI est maintenant reconnue, tandis que d’autres croient que la controverse autour du livre a été si violente qu’elle a totalement bloqué toute recherche sur le QI. Quelle est votre opinion ?
CM : Il y a beaucoup de recherches en cours, mais (comme c’était le cas avant TBC ) elles sont publiées dans des revues scientifiques que le New York Times ne verra pas. La justification de la réalité physique de g, le facteur mental général, en est un exemple. Beaucoup a été appris sur la localisation de g dans le cerveau, ainsi que sur la nature de son substrat biologique. Ceux qui écrivent ces articles ne mentionnent jamais que leurs découvertes sont cohérentes avec TBC , mais cela se comprend.
PG : Après TBC , Lynn et Vanhanen ont trouvé une corrélation entre le QI moyen national et le PIB, et une autre recherche a trouvé une corrélation entre cette même moyenne nationale et le taux de suicide. Pensez-vous que le QI pourrait être un critère utile dans d’autres recherches ? Lesquelles ?
CM : Une meilleure question est de se demander quels seraient les phénomènes sociaux et économiques qui pourraient être compris sans prendre en compte le QI. De but en blanc, je ne peux en trouver aucun.
PG : Dans TBC, vous n’utilisez que les déciles [5], et je me souviens que vous avez toujours été très prudent quant à la validité des mesures de très hauts QI. Pourriez-vous préciser votre approche sur ce point ? Quelle est votre opinion sur les sociétés à très haut QI (+3, +4, ... écart-types) ?
CM : Il n’existe pas de société à très haut QI [6]. Si vous parlez au niveau individuel, je pense que les gens sont en général trop excités quant à leur très haut QI. Si vous voulez être un chercheur en physique théorique, vous aurez probablement intérêt à avoir un QI à 3 ou 4 écart-types au-dessus de la norme, mais pour presque toutes les autres professions, y compris toutes celles des sciences sociales, je doute qu’il y ait la moindre relation entre la qualité du travail de personnes juste très intelligentes (+ 2 SD) et celui de ceux qui sont très très intelligents (+3 ou +4). D’autres facteurs tels que la créativité, la persistance, la quantité de travail et — chez les universitaires — le courage intellectuel, sont beaucoup plus importants que le QI dès lors qu’une personne est "suffisamment intelligente" pour la profession qu’elle choisit.
PG : Dix ans après, que changeriez-vous dans TBC ? Avez-vous de nouvelles approches sur des points que vous interprèteriez maintenant différemment ? Pensez-vous que l’augmentation de l’importance du QI dans la vie sociale que vous avez montré dans TBC se poursuit encore de nos jours ?
CM : Je suis un peu plus optimiste quant au nombre de personnes ayant un QI raisonnablement haut qui ne se font pas aspirer dans le monde de l’élite cognitive. Par exemple, il y a encore beaucoup de cerveaux brillants dans le Maryland rural où je vis. Mais, pour la tendance générale que nous décrivons, je dirais que les dix dernières années se sont globalement déroulées comme Herrnstein et moi l’avions prédit. Une nouvelle idée qui m’a été suggérée il y a quelques mois : l’élite cognitive est transnationale. Par exemple, l’élite cognitive française se sent plus de points communs avec les membres des élites cognitives italiennes et allemandes qu’avec par exemple les routiers et les boulangers. Non ?
PG : Après TBC, vous avez publié l’impressionnant "Human accomplishment". Quel sera le thème de votre prochain livre ?
CM : Son titre provisoire est "Décadence." Il développe certains thèmes de Human Accomplishment en partant de 1950 jusqu’ à la fin du siècle.
Version originale (anglais)
Philippe Gouillou : For French readers who have not read TBC (never translated) but have heard a lot of critics against it (the same than in USA), how would you summarize it in a few lines ? What’s its main topic ? What’s its main discovery ?
Charles Murray : The topic of the book is conveyed by the subtitle : "Intelligence and Class Structure in American life." TBC says that over the course of the 20th century, IQ became much more important for determining social and economic success than it had been in earlier times. One of the leading results was the development of what we called the "cognitive elite"–people who associate mostly with each other, are segregated from school days onward from direct contact with much of the rest of society, and who increasingly control the life of society. We also discuss the many ways in which it is tougher to be a person with a low IQ than it used to be–partly, because a strong back isn’t worth as much as it used to be in the marketplace, but also because the cognitive elite has created an extremely complex world which is congenial to the cognitive elite but makes it difficult to function if you aren’t very smart. The sophisticated views of situational ethics that the cognitive elite find so appealing are an example. It’s much easier for someone of low intelligence to live a moral life in a society that is run on the basis of "Thou shalt not steal than on the basis of "Thou shalt not steal unless there’s a really good reason." The cognitive elites disdain the simple and adore the complex (look at the prose style of French intellectuals for an example).
TBC does not have many original discoveries, though the analyses of the relationship of IQ to social and economic outcomes in Part II, using the National Longitudinal Study of Youth, importantly augment other work. The ironic truth about TBC is that it is very cautious in its science, presenting only conclusions that are squarely in the mainstream of a great deal of other empirical work. The notion that it presented radical views of the data is laughable. I heard second-hand that the editor of one of the leading American technical journals on intelligence said to a friend shortly after TBC was published, "I’ve reached page 500 and I’m still waiting to learn something I don’t know already."
PG : I’ve read 2 conflicting opinions about the impact of TBC : Some think that TBC has opened a new area of researches, and that the importance of IQ is now recognized while other believe that the controversy around the book has been so strong that it has freezed any research on the topic of IQ. What is your opinion on this point ?
CM : Lots of new research is going on, but (as was the case before TBC as well) it is conducted in technical journals where the New York Times won’t see it. The vindication of the physical reality of g, the general mental factor, is an example. Much has been learned about where g is located in the brain and the nature of its biological substrate. People who write these articles never mention that their findings are consistent with TBC , but that’s understandable.
PG : After TBC , Lynn and Vanhanen have found a correlation between mean national IQ and national GDP, and another research has found a correlation between this same mean IQ and suicide. Do you think that IQ could be insightful in researches on other topics ? Which ones ?
CM : The better question is what social and economic phenomena can be fully understood without examining the role of IQ. Offhand, I cannot think of any.
PG : In TBC you only use deciles, and I can remember you have always been very prudent about the validity of the measure of very high IQ. Could you precise your opinion on this topic ? What’s your opinion about very high IQ societies (+3 SD, +4 SD, etc.) ?
CM : There are no very high IQ societies. If you mean high IQ individuals, I think people generally get too excited about very high IQs. If you want to be a theoretical physicist, you probably better have an IQ of 3 or 4 SDs above the mean, but for almost any other profession, including all of the social sciences, I doubt if there is any relationship between the quality of work of people who are merely very smart (2+ SDs) and those who are really, really smart (+3 or +4). Other factors such as creativity, persistence, hard work, and–in the case of academicians–intellectual courage become more important than IQ once a person is "smart enough" for the profession he enters.
PG : Ten years after, what would you change in TBC ? Have you new opinions on some points you would now interpret differently ? Do you think that the increase of importance of IQ in social life you showed in TBC is still pursuing ?
CM : I’m a little more optimistic about the number of reasonably high IQ people who are not getting sucked into the world of the cognitive elite. There’s still a lot of cognitive talent left in rural Maryland where I live, for example. But as the for the main tendencies that we describe, I would say the last ten years have more or less gone as Herrnstein and I predicted they would. One new thought was suggested to me a few months ago : The cognitive elite is transnational. For example, the French cognitive elite feels much more in common with members of the Italian and German cognitive elites than they do with, say, French truck drivers and bakers. Non ?
PG : After TBC , you have published the impressive "Human accomplishment". What will be the topic of your next book ?
CM : The working title is "Decadence." It extends some of the themes of Human Accomplishment through its stopping point at 1950 through the rest of the century.
Notes
Minarchiste : Partisan d’un état minimal qui ne s’occuperait que des fonctions dites régaliennes et laisserait la liberté à chacun de mener sa propre vie. Voir sur Evoweb : "Proctérisme politique"
Richard J. Herrnstein ( ? – 13-09-1994) : Edgar Pierce Professor of Psychology at Harvard University (plus vieille chaire en psychologie de Harvard), connu pour sa découverte de la "Matching Law", responsable éditorial du Psychological Bulletin. Herrnstein est mort du cancer 3 mois après la finalisation du livre, soit une semaine avant sa mise en librairie.
"The Bell Curve : Intelligence and Class Structure in American Life" – Richard J. Herrnstein & Charles Murray – The Free Press (USA) 1994 – Hard Cover – 845 pages
Compléments :
– Douance : The Bell Curve : Présentation, sommaire, commentaires, liens
– Evoweb : The Bell Curve : 10 ans après (20 août 2004)Human Accomplishment : The Pursuit of Excellence in the Arts and Sciences, 800 B.C. to 1950 (HarperCollins) : 21,6 € chez Amazon.fr, délai annoncé : 1 à 3 semaines.
Compléments :– Extrait traduit en français sur Evoweb
– "A Libertarian Looks at Human Accomplishment in the Arts and Sciences" by Charles Murray ; Cato Policy Report, 2003-9-10
Décile : 1 décile correspond à 10% d’une population. Dans TBC , Herrnstein et Murray ne se référent pas directement au QI, ni même aux écart-types, mais aux N% de la population présentant le plus hauts ou les plus bas résultats aux tests cognitifs, le N étant mesuré en dizaines.
En fait, par "Sociétés à très haut QI", je désignais les Clubs ayant comme critère d’entrée un QI supérieur à 3 ou 4 écart-types de la moyenne. Dans sa première phrase, Charles Murray répond à un autre sens du mot "société", mais on peut remarquer que les phrases suivantes répondent aussi à la question telle que je l’avais en tête.