WEIRD : Ne sommes-nous tous que des étudiants américains ?

Philippe Gouillou - 11 November 2010 -https://evopsy.com/concepts/weird.html
Tags :Epistemology, Game Theory, Society
La sur-représentativité des étudiants américains dans les études en psychologie remet-elle en cause leur validité ?

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Henrich (2010) montre que l'extrême sur-représentativité dans les études de d'abord les étudiants américains et ensuite des occidentaux (“WEIRD : Western Educated Industrialized Rich Democratic”) remet en cause la validité de certaines études. Faut-il généraliser et remettre en cause l'ensemble des résultats ? Non, mais il faut se souvenir que les populations ne sont pas aussi semblables que certains le croient.

Sur PLoS, Eric Michael Johnson réfléchit [1] sur les implications d'une nouvelle étude de Henrich et al [2] : les études en psycho ne sont-elles valides que pour les étudiants américains ?

Ce n'est pas une question nouvelle (Judith Rich Harris se la posait déjà [3]) mais Anand Giridharadas dans le NYT [4] résume très directement le problème :

Selon l'étude, 68% des testés dans un échantillon de centaines d'études publiées dans des journaux de premier plan provenaient des USA, et 96% des nations occidentales industrialisées. Parmi les Américains, 67% étaient des étudiants en psychologie – ce qui fait que n'importe quel étudiant américain a 4000 fois plus de chance d'être testé qu'un non-occidental. [5]

Henrich remarque tout d'abord que les testés font déjà partie d'un type de société suffisamment différent de l'ensemble de la population mondiale pour qu'il le désigne par un acronyme signifiant bizarre : WEIRD (Western, Educated, Industrialized, Rich, and Democratic) [6]. C'est-à-dire que presque tous n'auront au cours de leur enfance connu que très peu d'animaux mais au contraire auront du s'adapter à un environnement comprenant énormément de lignes droites et d'angles droits, toutes choses n'existant quasiment pas en milieux naturel. Or les premières années d'une vie correspondent à l'adaptation des programmes génétiques à l'environnement [7], en d'autres termes à la construction de ce qui fera l'individu. L'impact est énorme.

L'impact se voit au niveau visuel : en reprenant les résultats de la célèbre illusion de Müller-Lyer (1899)
avec la question suivante : “De combien faut-il agrandir la ligne a pour qu'elle apparaisse de la même longueur la ligne b ?” afin de mesurer la sensibilité à cette illusion au travers des cultures, Mark Segall [8] a trouvé que les Américains (désignés ici “Evanston”, lieu du test) se situaient très loin des autres testés [9] :

Mais l'impact se retrouve aussi à plein d'autres niveaux, y compris ceux impliquant le fondement des relations interpersonnelles. Fehr [10] avait montré que dans une interaction, punir les tricheurs permet de développer la coopération sur le long terme. Mais Henrich [2] remarque que quand Herrmann, Thoni et Gächter[11] ont reproduit cette étude dans différentes cultures, ils ont mis à jour un phénomène quasi inexistant chez les étudiants américains testés :

De nombreux testés s'engageaient dans des punitions anti-sociales; c'est-à-dire qu'ils payaient pour réduire les revenus de ceux qui étaient “trop” coopératifs (ceux qui contribuaient plus que le punisseur). [12]

ce que montre le graphique [13]  :

<

p>Henrich propose de nombreux autres exemples tout aussi démonstratifs (et fascinants), il les classes en 4 groupes de “contrastes” :

  1. Contraste 1: Sociétés industrialisées vs petites sociétés
  2. Contraste 2: Occident vs sociétés non-occidentales
  3. Contraste 3: Américain contemporain vs reste de l'Occident
  4. Contraste 4: Américain contemporain typique vs autres Américains

qui distinguent donc 4 couches de risques qu'un étudiant américain ne représente en rien la population dans son ensemble.

Toutes les généralités sont fausses (…)

Faut-il en déduire que les études nous ont permis, certes, de très bien connaître les “undergraduates” américains en psychologie mais qu'elles ne nous ont rien appris des autres ? En d'autres termes, les études sont-elles à rejeter pour sur-généralisation en attendant leur validation inter-culturelle ? Très certainement non, pour de multiples raisons, dont par exemple :

  • Principe de l'entonnoir :
    Les premières études d'un domaine sont toujours plus “grossières” que celles qui suivront, qui viendront rajouter des contraintes, des critères, des facteurs et de plus en plus de conditions qui viendront préciser la validité des résultats.
  • “Toutes choses égales par ailleurs” :
    Complémentaire au point précédent est l'approche limitative utilisée systématiquement en psychologie : comme on ne peut pas connaître l'ensemble des facteurs en jeu, on essaie juste d'en délimiter quelques-uns et le “Toutes choses égales par ailleurs” s'il n'est pas toujours explicitement précisé est toujours sous-entendu.
  • On ne peut pas ne pas généraliser :
    Bien sûr sans généralisation on ne prendrait pas l'avion, ni la voiture ni le train ; sans généralisation notre Théorie de l'Esprit (qui nous modélise les motivations des autres) ne nous servirait à rien, en fait on ne pourrait même pas manger : certes ce fruit nous a fait du bien la dernière fois, mais peut-on généraliser à tous ses semblables ?

Bref c'est une chance qu'autant d'étudiants américains passent autant de tests : ils nous permettent d'apprendre énormément sur le fonctionnement humain. Il suffit juste de se rappeler que ce qu'ils nous apprennent n'est qu'une fraction de ce que l'on voudrait savoir, c'est-à-dire à la fois accepter les résultats de ces études et en douter très fortement.

Il reste cependant que l'article de Henrich et al. met bien le doigt sur la dictature du “Tout le monde est pareil” qui est prévalente en Occident. Les études ont montré que l'environnement d'origine a un impact important sur le développement de certaines fonctionnalités du cerveau (exemple ci-dessus), mais elles ont aussi montré que l'évolution s'est accélérée au cours des derniers millénaires et que des populations se sont adaptées génétiquement à leur environnement (HBD : biodiversité humaine [15]). Une population vivant depuis des siècles en polygynie n'aura pas toujours la même conception des rapports de force qu'une société historiquement monogame [16], et cela aura un impact tant sur les études d'altruisme et de punition que sur les politiques qui voudront se baser dessus. Peut-être que l'article de Henrich et al. aidera à mieux accepter les différences.

Notes

  1. “Reflections on the WEIRD Evolution of Human Psychology” by Eric Michael Johnson PLoS Blogs Network September 23, 2010
  2. Henrich, J., Heine, S., & Norenzayan, A. (2010). The weirdest people in the world? Behavioral and Brain Sciences, 33 (2-3), 61-83 DOI: 10.1017/S0140525X0999152X
    Article téléchargeable librement en format PDF.
  3. Pourquoi nos enfants deviennent ce qu’ils sont – De la véritable influence des parents sur la personnalité de leurs enfants – Judith Rich HARRIS – Robert Laffont Coll. Réponses 1999
  4. “A Weird Way of Thinking Has Prevailed Worldwide” By Anand Giridharadas – New York Times, August 25, 2010
  5. Traduction personnelle depuis :

    According to the study, 68 percent of research subjects in a sample of hundreds of studies in leading psychology journals came from the United States, and 96 percent from Western industrialized nations. Of the American subjects, 67 percent were undergraduates studying psychology — making a randomly selected American undergraduate 4,000 times likelier to be a subject than a random non-Westerner. [4]

  6. Weird : Bizarre, Etrange, Mystérieux, etc. ; Western : Occidental ; Educated : Eduquée ; Industrialized : Industrialisé ; Rich : Riche ; Democratic : Démocratiques
  7. Si ce n'est déjà fait, lire sur Evopsy: L’Evopsy rapidement expliquée par l’histoire d’une vie
  8. Segall, M. H., Campbell, D. T. & Herskovits, M. J. (1966) The influence of culture on visual perception. Bobbs-Merrill.
  9. Fehr, E. (2002). Altruistic punishment in humans. Nature, 415(6868), 137-40. doi: 10.1038/415137a.
  10. Les deux images ont été reprises depuis l'article de Johnson [1].
  11. Herrmann, B., Thöni, C., & Gächter, S. (2008). Antisocial punishment across societies. Science (New York, N.Y.), 319(5868), 1362-7. doi: 10.1126/science.1153808.
  12. Traduction personnelle depuis :

    Many subjects engaged in anti-social punishment; that is, they paid to reduce the earnings of “overly” cooperative individuals (those who contributed more than the punisher did).
    Henrich et al. (2010) [2] p.70

  13. Henrich et al. (2010) [2] p.70
  14. Traduction personnelle depuis :
    1. Contrast 1: Industrialized societies versus small-scale societies
    2. Contrast 2: Western versus non-Western societies
    3. Contrast 3: Contemporary Americans versus the rest of the West
    4. Contrast 4: Typical contemporary American subjects versus other Americans

    Henrich et al. (2010) [2]

  15. Voir par exemple : Lhan, B. T., & Ebenstein, L. (2009). Let'€™s celebrate human genetic diversity. Nature, 461(October), 726-728.
  16. Voir notamment : Evoweb : Excuses Arabes et le dernier article de Peter Frost, PhD sur Evo and Proud : Extraversion: a tool for mating success